Le point de vue de Jan Longeval : « La guerre en Ukraine ne peut prendre fin sans facteur externe »

Longeval

L’expert en investissement Jan Longeval, qui a consacré un premier article à la question il y a quinze jours, met en miroir la guerre en Ukraine avec les perspectives de finance comportementale, extrêmement reconnaissables parmi les investisseurs. « Les gens ont tendance à se désintéresser des problèmes qui requièrent une attention constante. »

Pour Jan Longeval, les biais psychologiques n’ont jamais été aussi présents que dans le monde où nous vivons. « Plus je vieillis, plus je vois autour de moi à quel point c’est cela qui fait tourner le monde », dit-il. Pour illustrer l’omniprésence de ces biais, Jan Longeval les applique au conflit en Ukraine. Il souligne qu’il ne prend pas de position politique dans son analyse.

Le mois dernier, Jan Longeval a entamé sa comparaison en expliquant comment la guerre a effectivement débuté : sous l’impulsion de biais cognitifs et de déclencheurs psychologiques. « De nombreuses raisons psychologiques expliquent aussi pourquoi la guerre dure maintenant depuis trois ans. Si l’on s’attendait initialement à une victoire rapide, plusieurs facteurs comportementaux ont prolongé le conflit. Il y a ainsi la sunk cost fallacy, soit le biais cognitif des coûts irrécupérables. La Russie comme l’Ukraine ont toutes deux investi des ressources considérables dans la guerre. Elles continuent à se battre parce qu’admettre la défaite rendrait inutiles les sacrifices consentis, alors que cela ne devrait rien changer à la donne, puisqu’on ne peut de toute façon pas changer le passé, pas plus que le cours d’achat d’une action. »

La valeur du contrôle

« Il y a aussi l’endowment effect : les gens accordent une valeur extrême à ce qu’ils possèdent et il n’en va pas seulement ainsi des investissements, mais encore plus du contrôle de la terre. »

« Nous reconnaissons également la miscalculation of risk et l’overconfidence. Du côté des Russes, on a probablement considéré la décision d’envahir l’Ukraine comme une situation à haut risque, mais aussi à haut rendement ; les avantages potentiels l’emportant sur les risques perçus. La réaction pleine de retenue de l’Occident aux précédentes actions de la Russie (l’invasion de la Crimée en 2014 et l’attaque de la Géorgie en 2008) a peut-être renforcé la conviction que les conséquences seraient minimes. Bon nombre d’investisseurs sont attirés par la spéculation et sous-estiment systématiquement les risques. Ils parient sur les actions d’entreprises en difficulté, comme Lehman Brothers, qui finissent généralement par faire faillite. »

La perte de face

« Il y a encore l’escalation of commitment ou le commitment bias : une fois que vous avez adopté une position morale dans un forum public, que vous soyez investisseur ou homme politique, il est difficile de revenir sur celle-ci, car vous risquez de perdre la face. Cela conduit à la surenchère. Les deux parties ont redoublé leur effort de guerre, au lieu de chercher un compromis.

Jan Longeval évoque finalement à nouveau le rôle important de la pensée de groupe. « L’opinion publique s’est durcie dans les deux pays. La propagande russe renforce la conviction que la guerre est une question de survie nationale. La propagande occidentale renforce la conviction que la guerre ne peut être gagnée que par des moyens militaires. Le nationalisme s’est développé, ce qui rend difficiles, sur le plan politique, les concessions territoriales et autres. On peut parler de nouvelle course aux armements et de nouvelle guerre froide. La Pologne a annoncé sa sortie de plusieurs traités afin de pouvoir déployer des armes controversées. On entend aussi, ici et là, des appels à l’expansion de l’arsenal nucléaire. »

Aversion aux pertes et aux risques

« L’attitude et la réaction de l’Occident ont également été façonnées par l’aversion aux pertes et aux risques – la loss aversion et la risk aversion. L’Occident évite toute intervention militaire directe en raison du risque d’escalade nucléaire. Les sanctions sont utilisées en lieu et place d’une confrontation à grande échelle pour minimiser les risques directs. L’Occident montre également des signes de rational inattention and fatigue. Au fil du temps, l’intérêt du public occidental pour la guerre a décru. La finance comportementale montre que la capacité d’attention des gens se relâche lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes qui requièrent une attention constante. »

Selon Jan Longeval, ce dernier point permet également d’expliquer pourquoi le Hamas a tellement médiatisé ses méfaits lors de l’attaque du 7 octobre 2023. L’attention de l’opinion publique internationale pour la question palestinienne avait diminué en raison de l’intérêt porté à la guerre en Ukraine. Pour remettre la question palestinienne à l’ordre du jour international, le Hamas a monté une action reposant sur le calcul que l’organisation serait d’abord montrée du doigt, mais que la réaction féroce d’Israël finirait par retourner l’opinion publique contre ce pays. »

« Nous observons finalement en Ukraine, une path dependence and incrementalism. L’aide de l’Occident a progressivement augmenté, mais toujours dans des limites qu’il s’est lui-même imposées. L’Ukraine a reçu une aide substantielle, mais pas suffisante pour s’assurer une victoire complète. C’est un exemple de moral hazard and strategic ambiguity. »

Deus ex machina

Selon Jan Longeval, la guerre se poursuit donc en raison de préjugés cognitifs profondément ancrés qui affectent toutes les parties. « Comme il est peu probable que le leadership russe, la détermination ukrainienne ou la stratégie de l’Europe occidentale changent, d’un point de vue psychologique, le conflit ne peut s’achever rapidement sans facteur externe : un deus ex machina. Donald Trump, un dieu dans les tréfonds de son esprit, joue ce rôle aujourd’hui, mais de manière très brutale. »

« On peut se demander si cette guerre aurait jamais eu lieu si les deux parties avaient fait preuve de plus d’empathie pour la perspective de l’autre. L’essence de la résolution des conflits réside dans la concertation, pas dans la capitulation. Les règles de base de toute bonne négociation sont la disposition à écouter le point de vue de l’autre, à faire des concessions raisonnables, ainsi que la capacité de savoir jusqu’où faire des concessions. La Russie n’acceptera jamais que l’Ukraine rejoigne l’OTAN et l’Ukraine ne renoncera jamais à sa souveraineté. Une solution est possible dans ces limites. Elle serait non seulement bénéfique pour l’Ukraine et la Russie, mais aussi pour l’ensemble de l’Europe. La Bourse européenne semble y croire. »

Chaque mois, Investment Officer sonde Jan Longeval, expert en investissement, sur sa vision de l’actualité économique et financière.