Hans Dieperink
Chronique
Opinion

Les pertes des œuvres caritatives

Le secteur financier compte encore trop de personnes qui ne comprennent pas ce qu’est le risque. Si l’on ajoute à cela la pensée de groupe et, accessoirement, les risques de carrière et de réputation, les investissements sûrs ne se révèlent finalement plus du tout si sûrs.

Samedi dernier, le journal néerlandais FD s’ouvrait sur les pertes des œuvres caritatives, qui avaient investi en Bourse l’an dernier. Pour mémoire : l’année passée, le marché boursier mondial a perdu 13 %, et le marché obligataire mondial 15 %. Il est normal, quand on investit, d’enregistrer aussi des pertes de temps en temps. C’est, pour les investisseurs, le prix à payer s’ils veulent un rendement supérieur à celui d’un compte d’épargne. L’article démontre cependant, une fois de plus, que le secteur financier compte encore trop de personnes qui ne comprennent pas ce qu’est le risque. Ce problème est amplifié par un phénomène dit de « pensée de groupe », mais aussi renforcé par le rôle de la gestion des risques et de la conformité, alors que ces fonctions ont justement été créées pour prévenir ce genre de choses. 

Le concept de risque

Le risque, dans le secteur financier, reste encore assimilé à la volatilité. La volatilité est une mesure idéale car relativement simple à calculer, ce qui permet de comparer entre eux plusieurs investissements. Le concept de Value at Risk (VaR) s’inscrit dans le prolongement de cette volatilité et donne une estimation des pertes potentielles et des chances que ces pertes se produisent. La volatilité et la VaR sont tout au mieux des outils mais, dans la pratique, elles créent plus de risque qu’elles en éliminent. On regarde souvent la volatilité à court terme, alors que les investisseurs ont, par définition, un long horizon d’investissement. En se focalisant, en matière de risques, sur la volatilité et la VaR, on augmente ses chances de mal réagir. Un investisseur qui accepte, par exemple, 10 %de risque baissier ne considèrera pas des pertes jusqu’à moins 10 % comme un risque. Cependant, si ces 10 % sont franchis, cela sera bien souvent considéré comme inacceptable. Ce sera une invitation directe à agir, généralement en vendant, et ce n’est qu’alors que l’investisseur prendra conscience du risque réel de l’investissement, à savoir une perte définitive de patrimoine. 
Ces dernières décennies, le marché obligataire a été un véritable marché haussier. Une période prolongée de baisse des taux d’intérêt a permis d’obtenir d’excellents rendements obligataires, et ce dans un contexte de faible volatilité. Les obligations sont devenues, de plus en plus, la catégorie d’investissement idéale. Mais cette baisse du taux a entraîné une augmentation des risques : lorsque ce dernier s’est retrouvé à zéro, il a perdu sa fonction de tampon contre d’éventuelles pertes de change. En outre, avec un taux d’intérêt aussi bas, les obligations sont devenues bien plus sensibles aux fluctuations du taux. Enfin, lorsqu’il est devenu négatif, il n’a plus offert aucun rendement ; seulement du risque.
Cependant, les chiffres indiquant une faible volatilité créaient l’illusion que le risque des obligations à taux d’intérêt négatif était également faible. De plus, une faible volatilité constitue en réalité une invitation à utiliser davantage l’effet de levier. L’année dernière, grâce aux investissements axés sur le passif (LDI) à effet de levier, il s’en est fallu de peu pour que les fonds de pension britanniques ne tombent pas en faillite. En raison de l’effet de levier, les investissements à faible volatilité sont finalement beaucoup plus risqués que les investissements à forte volatilité. Si on doit travailler avec la volatilité et la VaR (Value at Risk), il est préférable de prendre l’inverse de la volatilité, même si cela ne se produira probablement jamais. Il est étrange que l’on accorde autant de valeur à la volatilité et à la Value at Risk. Nous n’avons manifestement tiré aucune leçon de la grande crise financière.

Pensée de groupe et obligations

L’Homme est un animal social qui se sert de ses congénères pour comprendre une situation donnée. Nous sommes ainsi particulièrement enclins à suivre le processus décisionnel du groupe, même si cette décision débouche rationnellement sur un résultat absurde. Ce type de prise de décision est qualifié de « pensée de groupe », un phénomène encore accentué au sein d’un groupe très homogène. Or, le secteur financier constitue un groupe particulièrement homogène, et c’est pourquoi les penseurs « rebelles » n’ont pas voix au chapitre ; on ne leur prête attention que si quelque chose va de travers. 
En outre, s’écarter du groupe entraîne, dans le secteur financier, un sérieux risque de carrière (notamment pour ce qui concerne les fonds de pension). Le risque de carrière n’est pas un risque récompensé par un meilleur rendement. Aucune gratification n’attend l’investisseur qui se démarque de ses pairs. Si l’on comprend ce phénomène de pensée de groupe, on peut d’ailleurs s’organiser en fonction de lui. Ainsi, en lisant un rapport de diligence raisonnable, je suis tombé un jour sur question demandant combien de collaborateurs avaient obtenu leur diplôme CFA. Si tout le monde avait eu un titre de CFA, cela aurait pourtant été perçu comme un risque plus élevé, parce qu’un tel groupe, non seulement de par sa formation, mais aussi parce ses membres appartiennent à la même catégorie sociale - leurs enfants fréquentent tous les week-ends les mêmes terrains de sport -, était considéré comme plus sensible que la moyenne à la pensée de groupe. 
Dans le monde financier, la pensée de groupe est institutionnalisée par la fixation de décisions en règles et directives. Il existe dès lors le risque qu’une erreur de raisonnement pose subitement problème pour tout le monde, ce qui en ferait rapidement une erreur du système, qui pourrait, elle-même, entraîner une crise du système. Prenez l’exemple de l’erreur de raisonnement commise par le Comité de Bâle, selon laquelle la détention d’un capital propre n’était requise pour aucune obligation d’État de l’Espace économique européen. Rien d’étonnant à ce que les banques (françaises) se soient alors jetées sur les obligations d’État grecques. Sans cette règle spécifique, la crise grecque ne serait jamais devenue une crise européenne. Il est à ce jour donc parfaitement normal que les gestionnaires d’actifs reprennent les normes en matière de risque du VBA/CFA. L’approche adoptée, dans cet univers institutionnel, est comparable à celle de la « Commissie Parameters » aux Pays-Bas. Dans les deux cas, la catégorie des obligations (d’État) offre, sur le papier, une sécurité ultime, et le gouvernement serait fou de prétendre le contraire. 

Le rôle de la gestion des risques et de la conformité 

Le secteur financier est régi par de nombreuses règles, avec de lourdes conséquences pour qui ne s’y plie pas. Les établissements financiers considèrent les œuvres caritatives comme un groupe cible à risque. Elles sont souvent administrées par des personnes qui s’estiment professionnelles mais ne sont, dans la pratique, guère plus que des amateurs bien intentionnés. Tant que tout se passe bien, cela ne pose aucun problème mais, si quelque chose va de travers, cela en devient rapidement un. J’ai ainsi visité un jour une commune qui, pour des raisons de gestion du risque, ne pouvait investir que dans des obligations d’État. Malheureusement, le conseiller communal pensait lui aussi que les obligations grecques permettraient de générer plus de rendement que d’autres obligations de la zone euro. Ajoutez à cela qu’il a pu, chaque année, se targuer de revenus offerts par un taux d’intérêt élevé, alors que les fluctuations du capital n’étaient pas rapportées. Lorsque le conseiller communal fut averti des risques d’un portefeuille aussi unilatéral, il décida de tenter sa chance auprès d’un concurrent : la voie royale vers un échec cuisant.

Risque de réputation

Les œuvres caritatives sont, plus encore que les communes, un groupe cible à risque pour les gestionnaires d’actifs en raison de leur forte responsabilité sociale. Les journalistes qui ont rédigé l’article du journal FD ont d’ailleurs bien insisté sur ce point en titillant, à tort, la commune alléguée, car les « portefeuilles considérés comme défensifs n’offraient aucune protection ». C’est pour cette raison que les gestionnaires de risques et professionnels de la conformité se méfient du risque de réputation avec les œuvres caritatives. Il y a en effet de fortes chances que les administrateurs de ces œuvres, en cas de pertes, s’adressent aux médias, entraînant un risque actif de réputation pour le gestionnaire d’actifs, et c’est pourquoi les règles, déjà rigoureuses en temps normal, font souvent l’objet d’une interprétation plus stricte encore pour les œuvres caritatives, ne serait-ce que pour garantir une marge de sécurité supplémentaire. Si (presque) tout le monde, dans le secteur financier, s’accorde à dire que les obligations d’État sont la catégorie d’investissement sûre par excellence, alors, selon la gestion des risques et la conformité, on ne pourra jamais avoir assez de ces obligations d’État dans son portefeuille. Malheureusement, c’est ce phénomène qui a aggravé les pertes de 2022.

Pas dénuées de risques 

Les œuvres caritatives ont trop investi dans les obligations : elles voulaient des placements défensifs, et les obligations, notamment, étaient perçues comme sans risque, alors qu’elles ne l’étaient pas du tout avant 2022. Les erreurs qui ont été commises à cet égard dénotent une incompréhension du risque et auraient pu être évitées si l’on avait retenu les leçons de la grande crise financière. Tout le monde aurait pu comprendre que des obligations à rendement négatif n’apporteraient que du risque et plus le moindre rendement ; cette conclusion a pourtant été écartée à cause de la pensée de groupe. Les obligations ont été intégrées aux portefeuilles en raison de leur risque baissier limité et non de leur rendement. Seulement voilà, ce risque était bien supérieur à ce qui avait été estimé. Malheureusement, du fait de ce risque baissier limité, les positions en obligations étaient plus importantes que nécessaire, en conséquence directe des mesures additionnelles de limitation du risque prises par la gestion des risques et la conformité.